Page d'accueil

La vigne et le vin en Valdaine avant le phylloxera

En ce dernier week-end de mai, la Cave coopérative de la Valdaine organise une fête de la vigne et propose à cette occasion une visite guidée de son vignoble actuel. C'est qu'il est très morcelé et s'étend sur l'ensemble de la plaine et ses bordures. D'une surface totale de l'ordre de 300 hectares il a été complètement restructuré ces dernières décennies par la plantation de cépages de qualité (Syrah, Grenache, Gamay, Chardonnay,...) et il est désormais exploité par une centaine d'agriculteurs dans une logique économique. Cette profonde transformation a permis d'assurer un avenir face au lent déclin de l'ancien vignoble planté en cépages hybrides de qualité médiocre et émietté en une multitude de parcelles dont les petits propriétaires destinaient la production à leur consommation familiale. Cette plantation de cépages hybrides remontait à la vaste reconquête de la vigne entreprise fin XIXe siècle après que le phylloxéra, un puceron infestant les vignes, eut vers 1870 saccagé la quasi-totalité du vignoble régional, provoquant la plus grave crise viticole qu'ait connu la France à ce jour.

Avec 300 hectares la vigne est aujourd'hui en Valdaine une culture secondaire face aux céréales et aux cultures irriguées. Mais avant la crise du phylloxera rien de comparable: la vigne couvre à certaines époques plusieurs milliers d'hectares. Présente depuis l'Antiquité, elle connaît bien

des vicissitudes avec des crises de surproduction, une concurrence acharnée face aux céréales, des conflits entre production de qualité et production banale. L'histoire ancienne de la vigne nous permet donc de découvrir que certains problèmes viticoles actuels se sont déjà produits par le passé et pour certains à plusieurs reprises.

1. La Valdaine est une région où la vigne est présente depuis l'Antiquité.

Il faut d'abord rappeler que les caractères naturels des plaines rhodaniennes sont à peu près partout favorables à la culture de la vigne. Le climat chaud et ensoleillé y est propice, même si une gelée tardive au printemps, un orage de grêle en été ou un automne pluvieux ne sont pas à écarter. Le vent est certes desséchant en été, mais il limite la propagation des maladies après la pluie. Les sols des coteaux et des terrasses formés sur les alluvions du Roubion, du Jabron et du Rhône sont légers et filtrants. Ils conviennent bien à la vigne. Olivier de Serres remarquait avec les mots de son époque qu'elle désire une terre "non lasche ni pesante, plus sablonneuse qu'argileuse, plus menue et subtile que grosse et espesse, plus maigre que grasse, plus sèche qu'humide; meslées  plustost de menues pierres et graviers que de n'en. avoir aucunes...".

Que les caractères naturels soient favorables à la culture de la vigne, est une condition nécessaire mais pas suffisante. L'histoire de la vigne en Valdaine montre par exemple que depuis ses origines, elle s'est étendue à plusieurs reprises jusqu'en zone inondable sur des terres argileuses et lourdes. Les raisons de son développement sont donc en partie ailleurs. En fait, la vigne a toujours tenu dans les cultures d''autrefois une place particulière, "après le pain vient le vin" disait Olivier de Serres et le géographe Daniel Faucher note que dans les plaines du Rhône moyen, le vin n'était pas seulement le second aliment, il a été pendant longtemps presque l'unique produit dont l'agriculteur pouvait espérer un peu d'argent (page 325). Les pouvoirs qui se sont succédés depuis l'Antiquité ne se sont pas privés de le taxer. Du coup, cette ressource très estimée ne fut pas un facteur de stabilité, car la tentation devenait grande pour le paysan et le pouvoir, de donner à la vigne une place excessive. Cela a plusieurs fois abouti à des crises de surproduction et suivant les époques, l'étendue de la culture de la vigne a varié.

En Valdaine, comme dans le reste de la vallée du Rhône, les origines de la vigne remonteraient à 5 ou 6 millénaires c'est-à-dire aux débuts de l'agriculture, sauf que pendant très longtemps la vigne n'a pas été cultivée : les peuplades locales pratiquaient la cueillette sur des vignes sauvages. Avec la colonisation romaine de la Gaule au premier siècle avant et au premier siècle après Jésus-Christ, la vigne connaît un essor rapide. Le vin qui est un produit méditerranéen, s'avère être un moyen pour Rome d'étendre son influence culturelle et économique vers l'Europe du Nord en le faisant découvrir à des populations qui ne le connaissaient pas. Pour Rome, c'est une occasion de développer du commerce avec des régions nordiques et d'en tirer une source de revenus; divers impôts frappent sa circulation et le vin devient un "gisement fiscal". Source de revenu, pas seulement. Roger Dion dans sa volumineuse histoire de la vigne et du vin en France des origines au XIXe siècle, souligne que pour

 

les romains la vigne est comme l'olivier, un privilège du paysage méditerranéen. Civiliser c'est pour eux "en même temps qu'assurer l'ordre, propager la vigne et l'olivier, créer ce décor de plantation hors duquel il leur semblait difficile qu'on pût goûter la joie de vivre" (page 123). Bref, l'extension de la vigne accompagne la colonisation romaine. Le vignoble se développe d'abord en Gaule Narbonnaise puis remonte en quelques décennies par le couloir rhodanien grâce à la mise au point de cépages locaux adaptés à des conditions naturelles plus difficiles comme l'Allobrogica. On sait par Pline, un auteur latin, que des essais ont été entrepris au premier siècle après Jésus-Christ pour enrichir de variétés nouvelles les vignes autochtones et parmi les peuples qui se distingués dans ces essais figurent les Allobroges, ancêtres des Dauphinois et les Helviens, ancêtres des Vivarois. Les récentes analyses ADN montrent que l'Allobrogica serait parent de la syrah rhodanienne et de la mondeuse savoyarde. Enfin les romains font de la vallée du Rhône un axe de passage privilégié pour les échanges notamment pour le commerce de vins réputés. Les amphores (les dolias) découvertes ici ou là au cours de fouilles archéologiques témoignent de l'intensité de ces échanges. Des textes de Pline l'Ancien et d'autres auteurs latins parlent notamment du picatum du viennois, un vin à goût de poix c'est-à-dire de résine naturelle végétale, apprécié à Rome.

Que ces textes ne parlent pas des vins ordinaires comme il s'en produisait en Valdaine ne doit pas surprendre. En effet, messieurs Boulet et Bartoli de l'école des sciences agronomiques de Montpellier, indiquent que dès les grecs, une différenciation des produits s'est établie entre des vins peu coûteux, considérés comme communs et des vins chers, prestigieux, consommés par les couches sociales dominantes et en partie exportés (page 9). Les vins chers sont issus de vignobles commerciaux qui se développent principalement autour des villes, lieux où résident les couches sociales dominantes alors que les vins communs sont plus ruraux et s'étendent au-delà des terroirs de coteaux qui produisaient des vins de qualité. Rien de surprenant donc à ce que les textes anciens parlent des vins de Vienne ou d'Orange qui sont les principales cités romaines de la vallée du Rhône au début de notre ère.

Les fouilles archéologiques menées à Lapalud près de Bollène préalablement à la construction du TGV, ont conduit à deux découvertes remarquables:

           autour d'un établissement rural, des vignobles occupent presque tout l'espace environnant au moins lors du premier siècle après Jésus-Christ, donnant l'impression d'une quasi monoculture. Une vigne fait 2 hectares, une autre 3 ha et d'autres sont encore plus vastes, l'espace fouillé atteignant 20 ha ;

          ce domaine compte plusieurs fosses de plantations qui montrent l'emploi de la technique du provignage, qui consiste à enfouir un sarment à partir d'un pied existant afin qu'il prenne racine (en coupant ensuite le sarment on obtient un plant).

Ces découvertes confirment l'importance de la vigne en Tricastin qui faisait partie de la colonie d'Orange, mais aussi en Valdaine avec la découverte de pollens à Espeluche. Elles s'ajoutent à celles d'anciennes fouilles qui avaient mis en évidence des pressoirs ou des lieux de stockage particulièrement à la villa du Mollard à Donzère, une des plus imposantes villas vinicoles de Gaule (1 hectare !) avec 4 pressoirs, 2 fouloirs, 4 cuves, 1 cellier et des dolias (grandes amphores). Rappelons qu'au Mollard, la place réservée aux dolias et avec celles qui y ont été trouvées, la contenance totale du domaine a été évaluée à 2500 hectolitres. Outre Donzère, à Montboucher, Espeluche, Malataverne, Châteauneuf, des sites viticoles se sont implantés au début ou au cours du 1 er siècle de notre ère. Leur fonctionnement est attesté le plus souvent au cours des deux premiers siècles après J.-C. C'est ce qu'en disent Cécile Jung et Philippe Boissinot dans le bel ouvrage récapitulatif des fouilles du TGV paru en 2001 (pages 49 et 56-57).

Tous ces sites sont peu éloignés du Rhône et aucun ne concerne le centre ou l'est de la plaine de la Valdaine. On pourrait présumer que la vigne y était absente, mais Jean-Louis Brochier du centre d'archéologie préhistorique de Valence recommande de ne pas être trop catégorique sur ce point car il n'y a pas eu de fouille systématique et la conservation des vestiges archéologiques est souvent aléatoire. On sait cependant qu'un itinéraire commercial antique traversait la Valdaine puisque des fragments de dolias ont été découverts à La Bâtie-Rolland et surtout à St-Gervais. Dans un article paru en 2000 dans la revue drômoise sur la vigne et le vin en Tricastin, Damien Séris les évoque longuement mais sans être affirmatif sur la nature des produits transportés. Il pourrait s'agir de grains et non de vin.

_Quoiqu'il en soit, l'extension des vignobles en Gaule, notamment ceux produisant des vins communs, est tellement rapide qu'elle ne tarde pas à poser problème. Dès la fin du premier siècle, en 92, un édit de l'empereur Domitien prescrit l'arrachage de la moitié des vignes dans les provinces gauloises pour protéger le vignoble italien et éviter que ne se réduisent les cultures céréalières nécessaires pour l'alimentation des colonies et des armées. Mais Roger Dion y voit aussi une mesure destinée à enrayer la menace des vins communs qui disposaient d'un débouché populaire et urbain important, à l'encontre du prestige des grands vins. Cette restriction va s'appliquer pendant deux siècles jusqu'au règne de Probus vers 280 après J.-C.

La suite est presque aussi mal connue que la période qui précède l'Antiquité. Avec la désagrégation du monde antique, les invasions barbares et jusqu'aux environs de l'an mil on est peu renseigné sur la vigne et le vin. Les vignobles de prestige subsistent grâce au développement du christianisme (monastères, évêchés) et de la seigneurie (domaines de princes, comtes,...). Le commerce se poursuit (les foires à vin de la moitié nord de la France sont réputées), mais on ne sait pas grand chose des vignobles communs, pas plus dans la vallée du Rhône qu'ailleurs.

 

2. Du moyen-âge à la Révolution la vigne prospère en dehors des périodes de conflits.

Avec le moyen-âge, les informations sont un peu meilleures. Quelques chartes, des actes de donation ou de vente permettent d'apercevoir la place que tient la vigne dans l'agriculture du Rhône moyen. Dans ses notes sur l'histoire de Sauzet, parues voici quelques années dans le Fil du Roubion, Madame Froment apporte deux exemples locaux. Dans une charte de 1037, des vignes font partie d'une donation accordée par le comte Adhémar au moine Eldrad de Cluny en échange de la restauration d'un service religieux à St-Marcel-Iès-Sauzet. Dans une autre charte de 1338, le Comte de Valentinois dont dépend la seigneurie de Sauzet impose aux habitants le versement du 1/25e de leurs vendanges (Au Fil du Roubion n° 28 et 34 de 1987).

Michèle Bois, archéologue et historienne du sud de la Drôme, a étudié des chartes comparables pour la région de St-Paul-Trois-Châteaux, particulièrement des donations à l'ordre religieux des Templiers de Richerenches dans l'enclave de Valréas, entre 1136 et 1217 (revue drômoise, septembre 2000, pages 314 et 315). Il y est fait mention de quelques vigiles quartier de Chameau à St-Paul, vendues par un particulier et tenues en fief par Giraud Adhémar seigneur de Montélimar. Mais cet acte informe surtout sur ce qui est soumis aux taxes de l'évêque du Tricastin. Et l'on apprend ainsi que le vin n'est pas taxé au titre des droits de péage qui s'appliquent aux marchandises en transit. Il l'aurait sans doute été si cette opération avait pu s'avérer lucrative pour l'évêque. L'évêque du Tricastin perçoit une taxe, le tonerium, sur les ventes de vin par des producteurs ou des taverniers et également sur les ventes de tonneaux mais pas sur le vin que le producteur boit en famille. Michèle Bois en conclut que le vin est alors une denrée de consommation locale. Chacun boit le vin tiré de ses propres vignes et le cas échéant celui qu'il achète à ses concitoyens. Ainsi, contrairement à l'époque romaine, le transport du vin est rare.

Presque toutes les communautés c'est-à-dire les anciennes communes, ont de la vigne. Vers la fin du moyen-âge, dans un certain nombre de localités la production de vin devient une source importante pour le budget de la communauté. Daniel Faucher observe d'après des notes de l'ancien archiviste drômois André Lacroix que le droit prélevé sur la vendange (un vingtain c'est-à-dire un vingtième) fournit plus de la moitié des revenus de la communauté de Montélimar en 1385-1386. Les seigneurs exigent souvent des plantations de vignes pour leur propre provision de vin et parce qu'ils en retirent des taxes. Un inventaire fiscal, le rôle d'estime du Vivarais de 1464, mentionne la vigne partout dans la vallée du Rhône et la Basse Ardèche. En Provence, les historiens font la même observation: la vigne vient en tête des cultures arbustives car elle convient particulièrement au régime de la petite propriété et au travail à la main qui en était la conséquence. La vigne, encouragée par les seigneurs est soumise à la dîme et à d'autres impôts. Elle constitue une ressource fiscale majeure du pouvoir seigneurial.

Ainsi, pour ce qui est de la Valdaine, on peut retenir qu'au moyen-âge la vigne n'est pas nécessairement très étendue mais elle est présente çà et là, à l'exception de quelques secteurs très boisés comme la plaine des Andrans qui est alors occupée par une vaste forêt où les habitants des villages alentour viennent  prendre du bois d'oeuvre, du bois de chauffage et y faire paître leurs animaux (Daniel Faucher page 222). On peut cependant considérer qu'à la fin du moyen âge, la vigne s'est accrue au point d'être redevenue une des cultures essentielles de la vallée du Rhône.

De la Renaissance à la Révolution, la vigne prospère à l'exception des périodes de conflits. Et on arrive à une nouvelle crise de surproduction après celle connue lors de l'Antiquité, d'autant que les récoltes ne sont pas de bonne qualité. Les archives nationales du Conseil du commerce, citées par Faucher disent que le vin abondant "ne produit que l'ivrognerie, parce qu'il ne souffre point le transport, et qu'il ne passe point d'une année à l'autre" (p. 332). L'absence de réelle maîtrise des techniques de vinification amène à produire un vin qui ne se conserve pas.

L'attrait de la vigne est tel qu'à plusieurs reprises des mesures obligent à arracher ou restreindre les plantations. Les premières seront suivies des faits: c'est le cas suite à la famine de 1566 où Charles IX ordonne d'arracher une partie des vignes et pour un édit de 1579 qui prescrit aux gouverneurs de restreindre le plus possible cette culture. Mais rien de tel par la suite. La vigne qui occupe déjà beaucoup de coteaux, s'étend en plaine où elle vient concurrencer les céréales. Et vers 1600, l'adoption de dispositions libérales par Henri IV sur les débits de boissons qui génère un accroissement rapide du nombre de tavernes, ne va que renforcer l'attrait de la vigne (Roger Dion page 486).

Le baron De Coston, historien de Montélimar qui a dépouillé avec minutie les archives de sa ville mentionne plusieurs plaintes d'habitants et des édits pris par le conseil pour stopper l'extension de la vigne. Le conseil demande par arrêt du parlement du Dauphiné l'arrachage des vignes de la plaine en 1666, renouvelle cette demande en 1668, puis exige l'arrachage de toutes les vignes au couchant de la route allant de l'Homme d'Armes à Châteauneuf en 1680 et confirme cette délibération en 1687. Ces demandes répétées montrent qu'aucune de ces décisions locales n'a été suivie des faits.

Avec le XVIIIe siècle, dernier siècle de l'Ancien Régime, une nouvelle étape dans l'extension de la vigne est franchie car la consommation de vin s'accroit. Trois raisons sont habituellement invoquées. Il y a d'abord l'accroissement de la population, assez sensible un peu partout en France et la Valdaine ne fait pas exception. Il y a aussi un changement dans les habitudes de consommation. Jusque là note Roger Dion, le peuple des campagnes buvait peu de vin; boire était quasiment un privilège de citadin et ce phénomène a été observé dans plusieurs régions de France. Mais à partir du XVIIIe siècle cette opposition ville-campagne s'atténue avant de disparaître complètement au XIXe, époque où l'on consomme quotidiennement autant de vin dans les campagnes que dans les villes. Enfin, la consommation populaire s'accroît parce qu'on assiste à une timide augmentation du niveau de vie.

Cet accroissement de la demande modifie les conditions du marché. Le prix des vins communs reste modique mais l'historien et économiste Ernest Labrousse note qu'il augmente de manière continue de 1730 à 1778 en dépit des guerres, des aggravations d'impôts et des récoltes surabondantes (cité par Roger Dion pages 593 et 596). Comme dans la vallée du Rhône, le commerce se développe et les denrées s'écoulent plus facilement, tout ceci donne au vigneron populaire l'impression qu'il peut sans risque étendre indéfiniment ses plantations de cépages grossiers. Et malgré un vin qui se vend à un prix assez moyen, les vignes restent d'un meilleur rapport que les autres cultures, particulièrement les céréales. Les vignes données à bail par les grands propriétaires produisent une rente annuelle d'un tiers supérieur en moyenne à une terre de labour.

On se met à planter un peu partout, et Daniel Faucher note qu'en plusieurs endroits de la plaine de VaJence-Chabeuil on défriche pour planter de la vigne. Il ne cite pas d'exemple en Valdaine mais il en a vraisemblablement été de même. L'intendant Fontanieu remarque que les plantations qui causent le plus de torts sont celles en hautains dans des terres de plaine. Il s'agit d'une plantation intensive mixte arbres fruitiers / vigne qui permet de combiner trois récoltes: les céréales entre les rangées d'arbres fruitiers tant que ceux-ci ne sont pas trop grands, le raisin sur les pieds de vigne dont les sarments courent sur les branches des arbres fruitiers et enfin les fruits. Il semblerait que ce type de culture ait été exempté d'impôt, en l'occurrence de la dîme: ceci pourrait en expliquer l'attrait même si aucune récolte n'est de qualité car ce système de culture épuise rapidement la terre (Faucher page 332).

Une grande quantité de vin étant produite, son écoulement préoccupe la vie municipale et on assiste çà et là à l'instauration de mesures protectionnistes en faveur de la production locale. Daniel Faucher note par exemple que nombre de villes dressent autour d'elles des barrières douanières pour la défense de leurs viticulteurs car rappelons-le, les méthodes de vinification étant sommaires, le vin ne se conserve pas et oblige à trouver un débouché rapidement et à proximité. Faucher ne cite pas de tel exemple en Valdaine mais en signalant Bourg-de-Péage près de Romans où le débit de vin étranger est à plusieurs reprises interdit tant que le vin local n'est pas écoulé, il considère que ce cas n'est pas isolé. D'autres villes ont imposé des taxes sur les vins de l'extérieur. Cette forme de concurrence déloyale se développe jusqu'en 1776 lorsqu'un édit instituant la libre circulation des vins à l'intérieur du royaume met un terme à une situation qui était devenue intolérable.

Le problème de l'extension de la vigne étant général en France au XVIIIe siècle, des mesures d'arrachage ou d'interdiction de plantation sont prises par le conseil d'état en 1729 et en 1742 pour défendre les céréales. La plantation de vigne est désormais soumise à autorisation et l'autorisation vise à les cantonner sur les coteaux ou dans des terres de mauvaise qualité. Comment ces mesures se concrétisent-elles localement? Pour le savoir, continuons le dépouillement des archives de Montélimar avec le baron De Coston. On a vu que les injonctions du conseil de la ville ont été sans effet au siècle précédent. En 1742, le conseil de Montélimar constate cette inefficacité et des vignes ont continué à être plantées illégalement en plaine, notamment aux Grèzes et aux Combes. Il accorde alors un délai de deux ans pour exécuter les arrêtés tout en menaçant les récalcitrants de 3000 livres d'amende et de l'arrachement des vignes. Quelques années plus tard, en 1756, le conseil aborde encore ce sujet et décide de dresser des procès-ve'rbaux (De Coston pages 220 et 221 du troisième volume de son Histoire de Montélimar).

Au total, l'exemple de Montélimar illustre bien une situation de surproduction chronique à la fin de l'Ancien Régime et cette situation on ne sait pas trop comment la gérer. Le manque de blé est un argument fondé mais la non application des sanctions montre que les décisions du conseil de la ville ne sont peut-être pas dénuées d'arrières-pensées. Comme ce sont souvent les mêmes personnes qui possèdent les domaines viticoles les plus intéressants et qui siègent au conseil, il pourrait s'agir de mesures discriminatoires visant à conserver une suprématie aux vins de coteaux, de qualité supérieure à ceux de la plaine. La difficulté à écouler la production au loin, exacerbe la concurrence sur le marché local notamment celui des tavernes, avec les vins ordinaires de la plaine. Avec ces plantations plus ou moins sauvages, presque tous les propriétaires ont de la vigne et le stade de la production familiale est largement dépassé. N'importe qui se lance dans la viticulture, le petit peuple dans son ensemble, d'où ces multiples arrêts pour protéger les vins de qualité. Les contraventions sont nombreuses dans le Midi car les plantations servent aussi bien l'intérêt des planteurs populaires que celui des propriétaires aisés qui louaient les terres servant à établir les nouvelles vignes. Roger Dion note que dans la région de Pont-St-Esprit de 1731 à 1790 le vignoble est multiplié par 6. Le XVIIIe siècle est 1'époque où les aristocrates perdent la bataille pour la défense des vignobles de qualité. A partir de 1750, l'Etat a une orientation plus libérale: il est plus favorable à la viticulture populaire (Roger Dion, page 598).

Malgré les problèmes posés par les difficultés de vente du vin, la place occupée par la vigne est plus que jamais une source de revenus pour les communautés (nom des communes avant la Révolution). L'imposition est de l'ordre de 5 à 10% d'après les vieux documents exploités par Anfos Martin, un célèbre instituteur de Montélimar fondateur de la revue régionale "Le bassin du Rhône" au début du XXe siècle. A La Bâtie-Rolland (page 64), "les habitants doivent payer annuellement et perpétuellement au seigneur la somme de tous les grains et vins croissants audit terroir et mandement de la Bastie à raison de la seizième partie (soit 6,25%) desdits fruits, lesquels quant à la vendange, lesdits habitants seront tenus porter à leurs dépens dans le château ou maison dudit seigneur audit lieu ou de ses commis" (afin de contrôler que les habitants ne fraudent pas).

Ce même Anfos Martin note dans les cahiers de doléances d'Allan (les cahiers de doléances on été écrits juste avant la Révolution), que "il y avoit autrefois plusieurs vignes qui ne pourront plus s'y renouveler ce qui diminue la quantité de vin qui est la principale ressource des habitants" (page 132 ). La dîme et la tasque représentent 7,4% (à la différence de la dîme, la tasque est un impôt agricole versé en nature). On note un peu plus loin que plusieurs habitants vont vendanger dans d'autres communautés pour se faire un peu d'argent et le seigneur dispose de vignobles bien situés (page 137). D'après les cahiers de doléances la vigne est répandue: elle occupe un sixième du territoire cultivé à St-Gervais et jusqu'à un tiers à Dieulefit.

3. De la Révolution à la crise du phylloxera: la vigne prospère encore. .

Il s'écoule environ 80 ans du début de la Révolution au maximum de la crise du phylloxera, qu'on situe vers 1870. Cette période est encore marquée à l'exception peut-être des premières années de la Révolution, par la poursuite de l'extension du vignoble. Pour l'ensemble du département de la Drôme on passe de 16 000 hectares fin XVIIIe siècle à 24 000 hectares en 1835 soit 15% des terres mises en valeur, d'après la statistique de Nicolas Delacroix. Daniel Faucher note que début XIXe, la vigne même en plaine reste le meilleur moyen d'utiliser les terres pauvres. Jusqu'en 1862 la production de vin n'a cessé de croitre "signe de bien-être relatif à coup sûr chez le paysan dont la consommation dépasse partout un demi-litre par jour et atteint un litre à la belle saison au moment des durs travaux. Ce vin n'est pas très agréable à boire; il est souvent dur ou plat. Il est peu généreux étant léger .Le paysan pourtant s'en contente et en maintes localités il écoule même une partie de ce qu'il produit dans les auberges et les cabarets (Faucher page 518). Après 1862 le vignoble ne s'étend plus. L'attaque du phylloxéra devient franche à partir de 1872. D'après les enquêtes annuelles menées dans les départements à cette date le phylloxera a déjà envahi la moitié des vignes au sud de la Drôme. En 1861 le canton de Montélimar compte 2330 ha de vignes. En 1880 en pleine crise phylloxérique il reste 481 ha non arrachés parmi lesquels 251 sont attaqués (Faucher page 520).

Comment peut-on expliquer cette nouvelle période d'extension de la vigne pendant toute la première moitié du XIXe siècle? Certains facteurs que nous avons déjà évoqué pour l'Ancien Régime perdurent : l'accroissement du niveau de vie, la hausse des prix des vins rouges (c'est le cas à Valence au moins de 1800 à 1825) et la modification progressive des comportements de consommation du vin. C'est au XIXe siècle, par le développement du capitalisme industriel qui s'accompagne d'un fort mouvement de prolétarisation que le vin jusque là encore assez cher devient une boisson quotidienne de grande consommation.

La Révolution amène deux autres facteurs: d'une part la vente des biens nationaux et communaux qui permet aux paysans d'acquérir de petites terres et d'autre part la suppression des barrières douanières intérieures et des taxes notamment les droits féodaux de sorte que le vin devient un produit presque libre de droits. Cependant à partir de la Restauration (1815) divers droits sont rétablis par l'Etat pour s'assurer des rentrées financières. A cet ensemble de raisons s'ajoutent les progrès de l'agronomie qui assurent une amélioration des revenus agricoles. La grande affaire de cette époque c'est le recul rapide de la jachère au profit des prairies artificielles (trèfle, sainfoin, luzerne, betterave fourragère) qui évitent de laisser les terres au repos et permettent d'avoir davantage de bétail. En cette première moitié du XIXe siècle, on accorde davantage de soins à toutes les cultures et la vigne qui est d'un rapport de plus en plus intéressant ne saurait faire exception. La fumure de la vigne est une pratique qui se répand.

"Voilà pour les raisons générales qui favorisent l'extension de la vigne. Mais qu'en est-il au juste en Valdaine ? Pour y répondre voyons l'ouvrage "la statistique de la Drôme" par Nicolas Delacroix paru en 1835 qui est un recueil précieux d'informations sur la population et l'économie du département pour la première moitié du XIXe siècle. Il contient les surfaces par nature de culture pour chaque commune drômoise. Jean-Claude Daumas en a tiré quelques cartes qui sont parues dans le numéro spécial sur la vigne et le vin de la revue drômoise de septembre 2000. Elles permettent de constater que la Valdaine est alors une région où la vigne est aussi répandue que dans les autres grandes régions viticoles drômoises: Tricastin, Nyonsais, Diois ou Hermitage (pages 315 à 319). La Valdaine compte alors plusieurs milliers d'hectares de vignes.

On a exploité, les statistiques de Delacroix pour faire la carte jointe à cet article. Elles permettent de voir la suprématie de Montélimar avec presque 1 000 hectares de vignes, que les communes environnantes avec 200 à 400 hectares sont également couvertes de vignes (Savasse, Sauzet, Montboucher, Allan, Châteauneuf), que le centre de la plaine est un peu moins viticole mais que la vigne y couvre plus de 100 hectares dans nombre de communes et qu'à l'est, dans certains secteurs des Préalpes elle prospère aussi (Saoû, Poët-Laval, Dieulefit). On arrive dans la Valdaine et ses abords à près de 5000 hectares au total. .

L'ouvrage de Delacroix et quelques autres apportent des indications sur la qualité des vins. Nicolas Delacroix signale dans sa statistique du département de la Drôme réalisée en 1835, que plusieurs vins ordinaires du sud de la Drôme ont une certaine réputation dont ceux de Montélimar, Allan,

Donzère et Roussas. Ils s'exportent à Paris Lyon, Grenoble, Gap, dans le Velay et le Vivarais (page 341). Le fait que Delacroix signale des exportations n'est pas sans intérât. C'est à partir du XVIIIe siècle que le rôle des négociants dans la vie viticole devient important et a pour effet d'étendre géographiquement la concurrence. Delacroix confirme une réputation évoquée quelques décennies plus tôt, au temps de la Révolution, par au moins deux auteurs, Faujas de St-Fond un érudit de Montélimar (cité par Faucher page 482), et Jean Lavallée qui en 1797, dans son "voyage dans le département de la Drôme" signale: "Montélimar est défendue par une citadelle bâtie sur un côteau couvert de vignes qui fournissent d'excellents vins" (page 19).

Ces indications sont intéressantes car confirmées par plusieurs auteurs. Elles sont aussi relativement nouvelles puisque avant la Révolution nous avons trouvé une seule indication sur la qualité des vins de la région. Elle émane des mémoires sur le Dauphiné de l'intendant Bouchu en 1698 où il est signalé que les vins ordinaires n'avaient généralement qu'une bien infime valeur, ceux de Montélimar et Donzère exceptés (cité par Justin Brun-Durand, page 48).

Barthélémy Faujas-de-St-Fond est montilien. Rien d'étonnant donc à ce qu'il soit le plus prolixe pour les vignobles de sa région. Autour de Montélimar il retrouve les "friants vins clairets" dont parle Olivier de Serres. Les vins clairets sont des vins jeunes et légers. Les principaux sites de production sont le bois de l'Eau, les pentes de Géry, la colline de Redondon et la plaine des Champs. Faujas évoque 24 plants différents ce qui témoigne d'une grande variété, certains étant caractéristiques des plants du vignoble rhodanien avant l'invasion du phylloxéra qu'il précise dans sa description du vignoble de Donzère: Ribié, Saler, Grec, Pique-Poule en rouge, Clairette, Picardon, Rosani en blanc (cité par Faucher page 334).

Après une courte période de stagnation qui met un terme à une extension quasi constante du vignoble depuis plusieurs siècles, malgré quelques à-coups, arrive vers 1870,Ia crise du phylloxera, un puceron qui va ravager le vignoble français dans son ensemble. Le phylloxera va induire un renouvellement complet des cépages et profondément bouleverser l'économie des communes rurales pendant plusieurs années. En effet, au plus fort de l'économie viticole mi-XIXe Philippe Bouchardeau qui a bien étudié le négoce du vin dans la Drôme aux XIXe et XXe siècles, estime qu'environ la moitié de la production était vendue ce qui constituait une source de revenu non négligeable pour la plupart des exploitants agricoles. En outre, ce marché du vin faisait vivre une quantité de petits marchands. Il cite par exemple le cas de l'arrière-grand-père d'Albert Achard qui avec un aubergiste du canton de Bourdeaux partaient en charrette une semaine durant pour s'approvisionner à Montpellier de 700 à 800 litres de vin. A l'aller il portaient des pommes pour faire l'échange ou les vendre (pages 360 et 366).
 

                    Claude Mesclon   

Principaux documents utilisés:

* Archéologie sur toute la ligne. Les fouilles du TG V Méditerranée dans la moyenne vallée du Rh6ne. 213 pages. Ouvrage collectif paru en 2001 par Somogy 1 musée de Valence.

* Daniel Boulet et Pierre Bartoli Fondements de l'économie des AOC et construction sociale de la qualité. L'exemple de la filière viti-vinicole. 128 pages. INRA série études et recherches no103. 1995. * Roger Dion, 1959, Histoire de la vigne et du vin en France des origines au XIXe siècle. Réédité chez Flammarion en 1990. 800 pages.

* Daniel Faucher, 1927, Plaines et bassins du Rhône moyen entre Bas-Dauphiné et Provence. 670 pages.

. Numéro de septembre 2000 de la Revue drômoise sur la vigne et le vin avec notamment les articles de Damien Séris, Michèle Bois, Jean-Claude Daumas, Philippe Bouchardeau.

 

 

 

      Surface en vignes par commune en 1835 (en hectares)

Les chiffres sont issus de la statistique de la Drôme, de

Nicolas Delacroix

 

             

 Retour page d'accueil