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POURRONS-NOUS ENCORE NOUS DÉPLACER SI FACILEMENT EN AVION ?

 

De plus en plus de déplacements par voie aérienne

Je constate que les aéroports grouillent désormais d’une foule presque aussi importante que celle des gares ferroviaires. Je suis effaré de voir que le phénomène s’amplifie d’année en année et explose littéralement lorsqu’arrivent les beaux jours et les grandes vacances. De plus en plus de personnes ont la bougeotte et prennent de plus en plus souvent l’avion, pour un oui ou pour un non, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, d’autant plus facilement qu’ont été inventés les voyages dits "low cost".

Je vois de nombreuses personnes se déplacer pour peu de temps et choisir de ce fait la voie aérienne pour huit jours à Istanbul ou pour un petit week-end dans le Sud de la France ou même de l’autre côté de la Méditerranée, au Maroc ou en Tunisie. Je fus récemment abasourdi par la montée en épingle d’un voyage de 4 jours en France qu’un milliardaire chinois, président d’une entreprise pharmaceutique, a offert à ses 6.400 salariés pour fêter les 20 ans de son groupe. J’entends encore les forts applaudissements des adeptes de la croissance touristique qui se réjouissent de cet exploit.

Je reçois moi-même régulièrement des Offres alléchantes "réservées aux abonnés de Télérama" pour des voyages très courts, d’une semaine, de "découverte des empires perdus", pour un montant qui est dérisoire, de 189 € pour la Turquie, de 279 € pour Malte, tout compris ! Je reçois aussi des Offres pour des "Voyages en conscience", des voyages initiatiques d’une courte durée, de l’ordre de 15 jours, vers des contrées éloignées, Australie, Bali, Birmanie, Inde, Pérou, Tibet, tels ceux que propose l’Association "Oasis Voyages", laquelle a d’ailleurs reçu le "Trophée 2009 du Nouvel Entrepreneur du Voyage" pour son projet qualifié de "dynamique et sérieux, novateur et original" par Hervé NOVELLI, alors Ministre du Tourisme [http://www.oasis-voyages.com/Qui-sommes-nous-voyage-initiatique-spirituel-chamanique-sejour-circuit--1095.html]. N’est-ce pas insensé de faire la promotion de tels déplacements ?

J’ai lu qu’un voyagiste, Richard LOPEZ, fondateur de La Croisée des Chemins, justifie tous ces déplacements en prétendant : "L’humain qui reste immobile s’accroche aux possessions, au matériel... Il a de plus en plus de mal à aller vers le spirituel, source de toutes vies. La Terre est grande, belle, les peuples qui l’habitent sont riches en couleurs et en différences. L’homme peut parcourir cette Terre pour mieux la connaître afin de mieux se connaître, pour rencontrer les autres afin de se rencontrer..." [http://www.voyages-interieurs.com/voyager-eveille/nos_intervenants/richard-lopez/]. Je préfère Christian BOBIN, poète et voyageur immobile. Il écrit, plein de sagesse : "Le bout du monde et le fond du jardin contiennent la même quantité de merveilles." (Extrait du livre : "Tout le monde est occupé") [http://evene.lefigaro.fr/citation/bout-monde-fond-jardin-contiennent-meme-quantite-merveilles-49924.php].

Si je peux accepter certains voyages aériens surtout quand ils concernent des rencontres familiales, culturelles ou spirituelles, je trouve que la banalisation de ce mode de déplacement est aberrante.

De plus en plus d’effets sur le dérèglement climatique

Je ne peux oublier que les transports sont la première cause du réchauffement climatique, un phénomène qui entraîne la fonte des calottes glaciaires, des pluies torrentielles, des tempêtes tropicales, des inondations, des sécheresses et des incendies, et qui va rendre, et rend déjà, la terre insupportable, voire invivable, pour un grand nombre d’humains, surtout les plus pauvres.

Pour prendre conscience des décisions que l’on prend, il s’avère nécessaire de disposer de quelques ordres de grandeur, glanés sur un site remarquable [http://www.manicore.com/documentation/aeroport.html]. J’apprends ainsi que, sur une même distance, chaque passager aérien long courrier émet autant de gaz à effet de serre que s'il était seul dans une grosse voiture et chaque passager en court courrier émet presque autant de gaz à effet de serre que s'il était seul dans un petit camion ! En outre il est observé que, sur les décennies récentes, les émissions de gaz carbonique (CO2) du transport aérien ont tendance à augmenter bien plus vite que celles du reste de nos activités. Ainsi, de 1990 à 2002, les émissions de CO2 du monde ont augmenté de 15%, pendant que celles du transport aérien ont augmenté d'environ 30%, soit deux fois plus vite. D'autres gaz à effet de serre (vapeur d'eau, ozone) sont en outre émis par les avions. Le pourcentage de la contribution du transport aérien est donc supérieur à celle annoncée en prenant en compte tous les gaz à effet de serre. Il s’avère de ce fait totalement incohérent de vouloir lutter contre l'effet de serre et de promouvoir en même temps l’augmentation du trafic aérien par la construction ou l’amélioration des infrastructures aéroportuaires.

De plus en plus de manifestations de bougisme

Fabrice NICOLINO a repris quelques phrases visionnaires d’un livre écrit en 1955, il y a 60 ans, "Tristes tropiques", pour rendre hommage à Claude LÉVI-STRAUSS lors de sa disparition en 2009 : « Aujourd’hui où des îles polynésiennes noyées de béton sont transformées en porte-avions pesamment ancrés au fond des mers du sud, où l’Asie tout entière prend le visage d’une zone maladive, où les bidonvilles rongent l’Afrique, où l’aviation commerciale et militaire flétrit la candeur de la forêt américaine ou mélanésienne avant même d’en pouvoir détruire la virginité, comment la prétendue évasion du voyage pourrait-elle réussir autre chose que nous confronter aux formes les plus malheureuses de notre existence historique ? » Il ajoute : « L’humanité s’installe dans la monoculture : elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat. » A la suite de ce constat alarmant, se pose une question d’une grande acuité : A l’époque actuelle du tourisme de masse, est-ce que l’on voyage ou est-ce que l’on bouge ?

Le livre "Résister au bougisme. Démocratie forte contre mondialisation techno-marchande" offre une réflexion pertinente : « Les nouvelles élites transnationales exigent de tous les individus qu'ils bougent, qu'ils suivent le mouvement globalisateur, qu'ils vivent désormais à l'heure de la mondialisation. En forgeant le concept de bougisme, Pierre-André TAGUIEFF caractérise la nouvelle idéologie dominante issue d'un progressisme dégradé qui accompagne efficacement le néo-libéralisme : le culte du changement pour le changement. Il dénonce par là une obligation auquel rien ne semble pouvoir échapper, ni les hommes dont on exige toujours plus de flexibilité et d'adaptabilité, ni les institutions soumises à la "réforme perpétuelle"... Contre toute résignation, il s'efforce d'opérer "une reconstruction des fondements et des finalités de l'action politique ", en articulant l'idéal d'une citoyenneté active et la responsabilité à l'égard du monde naturel. Résister au bougisme définit les raisons d'agir contre la nouvelle barbarie globaliste et plaide en faveur d'une démocratie forte. »

Pierre-André TAGUIEFF est né le 4 août 1946 à Paris. Il est sociologue, politologue et historien des idées françaises. Il est directeur de recherche au CNRS, attaché au CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Sciences Po). Il est l’auteur de nombreux ouvrages parmi lesquels "L’effacement de l’avenir", paru en 2000, dans lequel est affirmé qu’avec la crise des Lumières l’utopie du progrès s’est métamorphosée en un utopisme techno-informationnel, "Résister au bougisme", mais aussi "L’idée de progrès" et "Le sens du progrès", respectivement parus en 2001, 2002 et 2004.

  

 

La civilisation thermo-industrielle a continué de tout dégrader et de produire partout des "non-lieux", des espaces d'anonymat (Marc AUGÉ), aéroports, avions, TGV, autoroutes, échangeurs, hôtels, qui fourmillent d’individus, qui sont tous monstrueusement semblables, qui rendent les voyages infertiles.

 

                                                                                                                                                           Léon-Etienne CREMILLE le 9 juin 2015